Bien qu’elle soit reconnue comme un vecteur d’inclusion sociale et d’épanouissement personnel, la culture peine encore à se démocratiser auprès des plus démunis.
La culture est un droit. C’est même inscrit dans les textes depuis 1998. Pourtant, en France, nous ne sommes pas tous égaux face à la culture. Selon une étude du Credoc [pdf] de 2012, 63% des cadres supérieurs sont allés au théâtre au moins une fois en 2011, contre 23% des ouvriers. De même, 69% des cadres supérieurs avaient visité un musée au moins une fois dans l’année, contre 20% des ouvriers.
Depuis plusieurs années, l’État français met en place des politiques de démocratisation de la culture. Mais, pour la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (Fnars), la question reste insuffisamment traitée quand il s’agit des personnes en situation d’exclusion. “Les droits culturels ne sont pas une priorité, note Samuel Le Foch, chargé de mission accès aux droits culturels. Sur le terrain il y a des choses qui se font, mais politiquement le sujet est très peu porté“.
Les pauvres toujours exclus
Historiquement, depuis la création d’un ministère en charge des affaires culturelles en 1959, l’exclusion culturelle est essentiellement traitée sous l’angle de la création artistique. La Fnars explique ainsi dans un rapport de 2012 [pdf]: “[…] La faculté à toucher un public élargi a longtemps été pensée comme très dépendante de l’offre culturelle. Pour élargir les publics -la demande- il s’agit en premier lieu de soutenir l’offre. Dans les faits, la corrélation entre une augmentation de l’offre culturelle et une diversification des publics touchés est pourtant loin d’être évidente“. Pendant longtemps également, les pouvoirs publics ont développé des programmes nationaux spécifiques, ne s’adressant qu’à trois catégories de publics: les personnes hospitalisées, les détenus et les personnes handicapées.
L’État a pourtant mis en place quelques actions phares dans les années 2000. C’est le cas, de la mission vivre ensemble, en 2003, qui rassemble une trentaine d’établissements culturels chargés d’amener des publics peu familiers à ces institutions. Mais, malgré les efforts, les experts du milieu observent un glissement, depuis 1998, de la question de l’inégalité vers celui de la promotion de la diversité culturelle. “De nombreuses actions sont centrées -et au plan national en particulier, sur l’histoire de l’immigration- sur les questions de mémoire, d’identité et de diversité culturelle“, explique ainsi l’Inspection générale des affaires sociales, en 2007.
La culture déconnectée du champ social
Facteur de plaisir, de lien social, d’estime de soi… Les associations reconnaissent depuis des années les bienfaits de la culture. Anne de Margerie, anciennement en charge du réseau culture d’ATD quart monde, raconte ainsi: “Un jour, une femme a répondu à un journaliste ‘Pourquoi je peins? Je peins pour exister. Non, même pas, pour ne pas être rien’“. En 2009, lors d’un forum d’expression organisé par la Fnars Bretagne, les usagers des centres d’hébergement ont placé la culture parmi les priorités principales au même titre que l’emploi, le logement et la santé. “La culture permet de faire tomber des barrières, d’éveiller sa sensibilité, de prendre conscience qu’on est quelqu’un…“, explique Anne de Margerie.
Problème: souvent la culture est traitée comme un sujet déconnecté. “Les structures mènent avant tout une action qui relève de l’accompagnement social: l’emploi, l’hébergement, la santé, etc. La culture arrive souvent en bout de chaîne. Certaines associations l’inscrivent dans leur projet associatif, mais elle est généralement portée par une personne qui y croit, et ces dynamiques risquent de disparaître lorsque la personne change d’emploi, par exemple“, note Samuel Le Foch de la Fnars.
Du macramé au festival de rock
La fédération défend alors une approche plus transversale de la culture qui passe, notamment, par la formation des travailleurs sociaux, mais aussi par la construction de réflexions communes entre acteurs du champ social et du champ culturel. “Il existe un vrai potentiel pour développer des actions qui sortent des cadres ordinaires. Ce n’est pas parce qu’on est en situation de précarité qu’il faut limiter les actions à des ateliers lecture ou de macramé“, insiste Samuel Le Foch. En Bretagne, la Fnars a noué un partenariat en 2010 avec l’association culturelle Electroni[K] et le festival transmusical pour mener des actions innovantes. Au programme: résidence d’artistes dans des centres d’hébergement, co-création d’un ciné-concert avec des personnes d’un restaurant social ou encore exposition de photos et concert au casque dans un foyer d’accueil de jour.
Les habitants du Blosne, un quartier populaire de Rennes, ont créé 50 mosaïques intégrés de façon permanente dans les halls des HLM. Crédit: DR.
À Rennes, c’est à la suite d’une visite à une exposition de mosaïque de l’artiste Isidor Odorico que les habitants de la cité du Blosne ont eu un déclic. “Une habitante a fait remarquer à un volontaire d’ATD quart monde que s’il y avait des choses aussi belles dans leur quartier, il y aurait sûrement moins de violence“. Pris aux mots, le volontaire leur a présenté une artiste mosaïste. Choix des motifs, découpage des matériaux, assemblage… Une centaine d’habitants, adultes et enfants, ont alors participé pendant des mois à la création de 50 mosaïques qui ont été installées dans les halls des HLM. “Ce projet a duré plusieurs années, ce fut un formidable moment de convivialité et de rencontres. Il faut savoir que les gens ne sortent parfois plus de chez eux, la misère casse tellement les relations“, rappelle Anne de Margerie.
Des talents dans les cités
Si l’offre culturelle à destination des plus précaires peine encore à se généraliser, les initiatives en direction des jeunes sont plus nombreuses. C’est ainsi que le projet Demos, coordonné par la Cité de la musique, permet aux enfants issus de quartiers populaires de s’initier à la musique classique en orchestre. Les 27 et 28 juin 2015, 800 jeunes d’Ile-de-France, d’Isère et de l’Aisne ont clôturé trois ans de travail acharné par deux concerts dans la prestigieuse salle de la Philharmonie de Paris. Opéra, théâtre, orchestre, art plastique… Non, les jeunes des quartiers populaires ne sont pas doués que pour le stand-up ou le hip-hop.
Crédit photo: Vincent Nguye/Riva Press.
“La culture aide au vivre ensemble et à la construction d’une société plus harmonieuse. Elle favorise les échanges entre les jeunes et fait partie de la construction de soi“, note Monique Bouscasse, chargée de mission à la Fondation culture et diversité. Cette fondation permet depuis 2006 aux jeunes défavorisés d’accéder à la culture, soit par le biais d’activités, soit par la formation professionnelle aux métiers de l’art et de la culture. Son programme égalité des chances, offre à des dizaines de jeunes chaque année la possibilité d’intégrer les plus grandes écoles d’art, partout en France. “À l’École du Louvre, par exemple, le taux de réussite au concours est de 24,6% pour les élèves que nous avons accompagné, contre 19,02% pour le reste des candidats“, précise Monique Bouscasse.
Pas moins compétents, beaucoup de jeunes des quartiers défavorisés se mettent des freins. Parce qu’ils osent à peine y croire ou tout simplement parce qu’ils n’ont pas connaissance des débouchés. Pourtant, les cités regorgent de talents. L’un des exemples le plus marquants reste celui du théâtre de la compagnie Déclic à Trappes. Lancée en 1993 par Alain Degois dit “Papy” (pour ses talents d’imitation de Papy Mougeot de Coluche), son théâtre d’improvisation aura permis à Jamel Debouzze de faire ses premiers pas sur scène. Depuis, il aura révélé de nombreuses personnalités comme Sophia Aram, Arnaud Tsamere ou Issa Doumbia. Si tous les projets n’auront pas les succès qu’ils méritent, beaucoup partent de rien et permettent de changer la donne. Ne serait-ce, au moins, que pour une personne.