Six experts du développement, issus du secteur public, privé et de la société civile nous dévoilent leur vision des futurs Objectifs de développement durable (ODD).
Annick Girardin, secrétaire d’État au Développement et à la Francophonie, auprès du ministre des Affaires étrangères et du Développement international.
“Les ODD sont le cadre que nous allons nous donner en matière de politique de développement. Il est évident que si nous voulons répondre aux 17 objectifs, nous devons le réaliser à une échelle beaucoup plus grande qu’elle ne l’est aujourd’hui, c’est-à-dire seulement entre les États. Les entreprises seront des partenaires indispensables. Mais, il incombe aux États d’instaurer des règles simples et efficaces pour encadrer leurs actions. C’est la responsabilité sociale et environnementale des entreprises.
Les entreprises doivent contribuer à la prospérité des populations, au développement durable, non à l’accroissement des inégalités et au pillage des ressources. Aussi, elles devront faire en sorte d’être présentes sur les grands projets d’investissements. C’est pourquoi, il est nécessaire qu’à Addis-Abeba, lors de la conférence sur le financement du développement [13 au 26 juillet 2015, NDLR], se crée une synergie entre les États, les entreprises, la société civile, les banques de développement, la Banque mondiale…
Les initiatives innovantes doivent également être développées, comme la taxe sur les transactions financières que la France a amenée au niveau européen et que nous pouvons promouvoir au niveau international.”
Tancrède Voituriez, économiste et directeur de programme gouvernance à l’Iddri.
“Ces objectifs ont comme vertu principale de pouvoir introduire dans les débats nationaux des discussions sur les transformations nécessaires de notre économie pour atteindre ces ODD. En l’état actuel, sans prise de position et sans plus de précisions sur les mécanismes qui donneront lieu à de grandes transformations, ils ne servent à rien.
La question est de savoir quel pays ou quelle coalition sera capable de s’en saisir pour mettre en place des actions concrètes, sur l’agriculture ou les systèmes de santé, par exemple, en rendant des comptes tous les ans sur quelques indicateurs. Cela serait l’occasion de sortir de nos trajectoires passées. Mais nous n’avons pas la certitude que c’est ce qui est en train de se passer. Il ne faut donc pas trop attendre de ces ODD.”
Hubert de Milly, spécialiste de l’aide internationale à l’AFD.
“Les ODD ne devraient, a priori, pas changer fondamentalement la donne pour l’AFD. Contrairement aux Objectifs du millénaire pour le développement(OMD), les ODD n’ont pas pour vocation d’être une feuille de route pour les agences d’aide. Les ODD sont universels et concernent tous les pays, il n’y a donc pas de raison qu’il incombe aux agences la responsabilité de les réaliser. Il ne faudrait d’ailleurs pas que les gouvernements se défaussent de leurs responsabilités.
Toutefois, l’adoption des ODD pose deux questions. Premièrement, si nous ne devrions pas élargir le champ thématique de nos actions à des problématiques que l’AFD n’a pas mandat de réaliser. Est-ce, par exemple, la responsabilité de l’AFD d’œuvrer pour les océans? Ensuite, la deuxième interrogation concerne la dimension géographique. Aujourd’hui, le champ d’action de l’AFD concerne les pays en développement répertoriés dans la liste établie par le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE. Si certaines thématiques des ODD sont mondiales, ne devrait-on pas alors intervenir dans d’autres pays que ceux de cette liste? Pour le moment, rien n’est encore décidé, mais ce sont les deux pistes de réflexion.”
Pascale Quivy, déléguée générale du Crid et vice-présidente de Coordination Sud.
“Les ODD, tels qu’ils sont définis aujourd’hui, traitent de l’ensemble des thématiques de la solidarité et du développement durable. C’est satisfaisant. Toutefois, les ODD impliquent des changements dans nos manières de vivre, de produire, de consommer et donc de transformer nos modèles économiques.
Or, cette finalité n’apparaît pas si évidente dans la philosophie de l’ODD 17 sur les moyens de mise en œuvre, qui sous-entend que c’est en favorisant la croissance à tout prix que l’on arrivera à réduire les inégalités et la pauvreté. Nous défendons cependant l’idée qu’il ne faut pas réduire l’aide publique au développement, car elle reste vitale pour les pays les plus pauvres.
Enfin, les ONG ont beaucoup insisté pour que les ODD soient traités à travers une approche par les droits. C’est aujourd’hui le cas, mais nous allons devoir être vigilants pour que, pour chaque solution proposée, en matière de lutte contre le changement climatique ou contre la pauvreté, par exemple, se pose systématiquement la question du respect des droits humains, y compris les droits économiques, sociaux et culturels.”
Pierre Victoria, directeur du développement durable de Veolia.
“Le défi principal des ODD sera d’intégrer le lien indissociable entre les problématiques sociales et environnementales. Traiter du sujet de la pauvreté,
c’est aussi répondre à des probléma tiques comme celle des ressources naturelles ou de la protection des populations les plus vulnérables face aux changements climatiques.
Lors du processus d’élaboration des ODD, Veolia a notamment insisté sur deux points. D’abord, celui de consacrer un engagement en lien avec la ville. La pression sur les ressources naturelles est inhérente à trois phénomènes: la croissance démographique, la croissance urbaine et les évolutions des modes de consommation. Une croissance de 1% de la population dans une ville du Sud, diminue de 2,5% les quantités d’eau disponible, à cause des pollutions générées. Il était donc essentiel de prévoir un engagement spécifique à la question urbaine.
Ensuite, dans la logique de continuité de notre travail, nous avons soutenu l’intégration d’un ODD sur l’eau et l’assainissement. Le Comex de Veolia vient d’adopter douze indicateurs de développement durable et RSE, dont l’un concerne notre contribution aux ODD. Depuis 2002, nous sommes impliqués dans la réalisation et le suivi des Objectifs du millénaire à travers l’eau et l’assainissement. Aujourd’hui déjà, nous quantifions notre contribution dans notre document de référence. Nous devrions atteindre, à la date butoir des OMD, cinq millions de personnes raccordées à l’eau potable et 2,5 millions de personnes aux services d’assainissement.
Concrètement, sur le terrain, nous y avons participé de différentes façons. En Inde, nous avons, par exemple, réussi à fournir de l’eau en continu dans certaines zones de l’État du sud de Karnataka, grâce à un programme de rénovation des canalisations pour prévenir les fuites, financé en partie par la Banque mondiale. En quatre ans, nous avons doublé la population raccordée, tout en diminuant les prélèvements sur la ressource de plus de 16%, grâce aux économies réalisées et un système de tarification sociale fixée par les collectivités.
Nous avons développé une méthodologie que nous appelons ‘ACCES’: dans les pays en développement où nous opérons, en Inde, en Afrique et en Amérique latine, nous avons aidé les populations à passer d’une économie informelle à une économie formelle. L’arrivée d’un opérateur privé peut créer des craintes: sur la facturation du service, la capacité à payer… Ceci nous a obligés à nous remettre en question et mettre en place un système de médiation interne et externe en travaillant avec les personnes compétentes sur le terrain, des associations par exemple, pour expliquer aux populations notre intervention.
Un système d’antennes mobiles a aussi été déployé pour accompagner les personnes et faciliter le paiement des factures. Nous sommes donc partis d’une ingénierie technique pour construire une ingénierie sociale, basée sur le dialogue avec les communautés et les partenariats publics.”
Hélène Valade, directrice du développement durable de Suez Environnement.
“Les ODD s’inscrivent tout à fait dans la politique RSE des entreprises qui correspond à contribuer à des objectifs d’intérêts généraux. Il y a de plus en plus une prise de conscience générale sur le fait que ces objectifs concernent l’ensemble des parties prenantes. C’est cette mécanique qui est au cœur des ODD et qui correspond à la modernité.
Depuis plusieurs années déjà, nous avons mis en place une feuille de route de développement durable avec un certain nombre d’engagements, que les ODD serviront à étoffer. Ainsi, nous avons créé le fonds d’investissement Suez Environnement initiatives, qui finance les projets d’accès aux services de l’eau essentiels dans les pays en développement, que nous dotons de 4 millions d’euros par an. Nous agissons également à travers des programmes de transfert de compétences et de savoir-faire. Notamment à travers une chaire spéciale où nous formons des professionnels partout dans le monde pour renforcer leurs compétences dans le domaine de l’eau et l’assainissement.
Nous participons également à ces objectifs à travers les contrats que nous passons avec les autorités locales dans les pays pour inventer des dispositifs qui permettront aux populations défavorisées d’accéder à l’eau. Nous avons aussi beaucoup réfléchi à la question de la tarification, y compris dans les pays développés. En France, par exemple, nous avons proposé des systèmes pour prendre en compte la faculté des personnes à pouvoir payer afin de fixer un prix de l’eau en fonction des revenus des citoyens. Nous avons d’ailleurs œuvré pour inscrire ce principe dans le processus législatif.
Ce qui est intéressant avec les ODD, ce sont les interactions qui existent entre eux. Le sujet de l’eau devient alors un sujet essentiel sur les problématiques de climat, des villes, mais aussi de développement économique, puisque cela concerne aussi l’industrie, l’agriculture, etc. Avec les ODD, nous prendrons donc de nouvelles dispositions pour répondre à ces engagements. Bien entendu, nous rendrons des comptes dans notre reporting, avec des indicateurs pour évaluer notre contribution aux ODD.”