Le think-thank France Stratégie a proposé, début septembre 2015, un plan pour réduire l’illettrisme de 7% à 3,5% de la population. Le plus compliqué? Former les 740.000 adultes illettrés que cela représente en 10 ans. Zoom sur l’association B.A.ba Solidarité, qui a mis à la porté des grandes entreprises un dispositif inédit.
Aïcha n’a plus besoin de son mari pour aller chez le médecin. Kardiatou remplit elle-même le formulaire lorsqu’elle prend l’avion pour rentrer en Côte d’Ivoire. Lassen peut remplir ses propres chèques. Aïcha, Kardiatou et Lassen sont agents de propreté. Ils travaillent pour Samsic et Challancin, prestataires de La Poste et TF1. Ils doivent leur progrès à leurs propres efforts… Et au dispositif de B.A.ba Solidarité.
L’association B.A.ba Solidarité, née en 2013, compte neuf entreprises fondatrices dont L’Oréal, Publicis, Orange, TF1, La Poste, la SNCF et Manpower. Ces grands groupes poussent leurs prestataires de propreté à proposer la formation “Maîtrise des compétences clés de la propreté” à leurs salariés, souvent d’origine étrangère ou ayant certaines lacunes scolaires. Elle propose la diffusion de savoirs oraux, écrits, de calcul et d’espace temps, ainsi que des savoirs appliqués à la propreté.
En échange, les grandes entreprises mettent à disposition des salles de formation, et, surtout, proposent à leurs propres salariés de tutorer leurs bénéficiaires, une heure par semaine. La formation compte environ 250 heures, réparties à raison de deux fois deux heures par semaine en plus d’une heure de tutorat, à l’issue desquelles les salariés en stage passent un certificat de qualification professionnelle.
Succès au sein des grandes entreprises
“Parfois, malgré l’inscription à la craie ‘Ne pas effacer’ sur les tableaux de l’entreprise, un DRH de L’Oréal retrouvait, le lendemain, une surface vierge. Il a donc eu l’idée du dispositif, en 2007“, indique Dominique Frémaux. Assistante de direction de l’entreprise de cosmétiques, la salariée a étendu le dispositif à plusieurs sites de L’Oréal, puis, à la retraite, s’en est faite l’ambassadrice pour d’autres entreprises.
Autre exemple à TF1, où dix personnes se sont portées candidates à la formation en 2013, 17 en 2014. La mobilisation des salariés connaît un succès fulgurant: “Nous avons dû retirer notre annonce de l’intranet au bout de deux jours. Nous avions fait le plein de tuteurs: 30 en 2013, et 41 en 2014“, précise Vanessa Docquier, chef de projet diversité relation école chez TF1.
À La Poste, le dispositif a été mis en place au siège, près de Montparnasse. “Nous voulions mener une politique d’achat responsable, et d’éducation pour tous“, explique Loan Chau, en charge de l’engagement solidaire à La Poste. Quatre employés de ménage, sur les vingt-trois que compte le site, se sont portés volontaires, rejoints par trois salariés d’autres sites. Au total, 27 personnes se sont portées bénévoles pour apporter leur aide. Parmi eux, Didier Pujol, qui dirige la logistique des bureaux de poste, déjà militant d’ATD Quart Monde: “En octobre 2013, nous avons formé un trinôme de tuteurs de Pierre. Originaire de la RDC [République démocratique du Congo, NDLR], cet homme de 58 ans maîtrisait la langue, la lecture et l’écriture, mais il avait des problèmes de grammaire“. Accord du COD, usage des auxiliaires au participe passé, conversion des litres en décilitres… “Mais j’ai aussi beaucoup appris: les types de produits qu’il fallait utiliser en fonction du sol, leurs règles de stockage, etc.“, explique Didier.
Ce contact modifie l’ambiance même des open space: “On voit des gens se faire la bise“, raconte Loan Chau. “Avant, ils courbaient l’échine, et arrivaient à pas feutrés dans les salles de travail. Après, ils se tiennent droit et sont beaucoup plus confiants“, ajoute Dominique Frémaux.
Une close spéciale dans les contrats d’appel d’offre
Leurs employeurs y voient aussi un avantage certain: “Cela évite des quiproquos. Parfois, un salarié shampouine une salle de réunion plutôt qu’une autre, parce qu’il ne sait pas lire les numéros ou les mots. On réduit aussi les risques car ils comprennent mieux les différents pictogrammes des produits“, raconte Lisa, chef du site de La Poste Montparnasse pour Challancin. “À la sortie de la formation, ils peuvent comprendre les consignes, faire des comptes rendus, se repérer sur un plan. Cela améliore beaucoup la fluidité du management“, explique Stéphanie Daussy, de la direction développement durable et responsabilité sociale des entreprises du groupe Samsic.
La taille et l’importance des entreprises adhérentes à B.A.ba Solidarité leur permettent d’exercer une pression sur leurs prestataires de service. “Nous en avons même fait une close de notre contrat d’appel d’offre“, relate Vanessa Docquier, de TF1. Elle poursuit: “C’est un dispositif ‘light’“. Pour l’entreprise cliente, le seul coût est logistique. Certains tuteurs effectuent leur tutorat sur leur temps de travail, d’autres sont bénévoles. Pour le financement de la formation, les entreprises prestataires s’arrangent avec leur organisme paritaire collecteur agréé (OPCA), qui collecte les contributions des entreprises à la formation professionnelle continue.
Pour les volontaires et bénévoles, la même fierté
“D’autres entreprises doivent rejoindre B.A.ba Solidarité, parce qu’à ce rythme, nous aurons bientôt formé tout le monde! L’année prochaine, les salariés pourront passer des DELF ou des DILF, des niveaux plus élevés que ceux proposés jusque là. Un plus pour acquérir la nationalité française“, indique Vanessa Docquier. Pour ce qui est de l’évolution en interne de leur entreprise, les choses se révèlent plus compliquées. “Je crois qu’il ne faut pas faire de la surenchère. On part parfois d’un niveau très, très bas“, coupe court Stéphanie Daussy, de la direction de Samsic.
Autre bienfait de B.A.ba Solidarité, la fierté qu’en retirent les agents. “Lors de la remise des diplômes, au printemps dernier, certains avaient ramené leur fils, et même leurs petits fils!“, raconte Vanessa Docquier. “Nonce Paolini, [président de TF1, NDLR], s’est même engagé à devenir lui-même tuteur l’année prochaine“, s’exclame Didier Pujol, lui aussi présent à la remise des diplômes.
Cette initiative répond à un autre enjeu, qui agite en ce moment la branche de la propreté: la possibilité de faire travailler les salariés en journée. Loan Chau conclut: “À terme, être plus à l’aise avec le français faciliterait le travail en journée. Cela permettrait aux agents d’avoir un vrai contrat de 35 heures, plutôt que trois heures par ci, par là.” Sûrement l’un des vecteurs les plus efficaces pour lutter contre l’illettrisme.