Entretien avec Quentin Delpech, responsable de projet à France Stratégie, think-tank au service du Premier ministre.
Quentin Delpech travaille sur les questions de formation tout au long de la vie et d’enseignement supérieur. Avec Nicolas Charles, maître de conférence en sociologie à l’université de Bordeaux, il est auteur d’une note intitulée “Lutter contre l’illettrisme, un impératif économique et social“, issue du rapport “La France dans dix ans”, commande du président de la République. À l’occasion des Journées nationales d’action contre l’illettrisme, du 8 au 13 septembre 2015, il répond aux questions de Youphil.com.
Youphil.com: Quel est votre diagnostic sur la situation de l’illettrisme en France?
Quentin Delpech: En France, en 2011, 7% de la population était en situation d’illettrisme, selon l’enquête Information vie quotidienne de l’Insee. Cela représente environ 2,5 millions d’adultes vivant sur le territoire métropolitain et ayant été scolarisés en France. C’est un progrès par rapport à l’enquête menée en 2004, qui chiffrait cet indicateur à 9%. Une enquête de l’OCDE datant de 2013, optant pour une autre méthodologie, montrait qu’au-delà des situations spécifiques d’illettrisme, 22% des adultes français avaient un faible niveau à l’écrit.
Le recul de l’illettrisme est dû, outre les actions menées par la puissance publique, les entreprises et les associations, à un phénomène démographique structurel. L’illettrisme touche particulièrement les seniors -50% des personnes en situation d’illettrisme ont plus de 45 ans- et beaucoup moins les jeunes générations, et tend donc à se résorber “naturellement”. Néanmoins, en 2014, 31.000 jeunes évalués lors de leur Journée défense et citoyenneté étaient en situation d’illettrisme -ils avaient du mal à transmettre des informations simples, à écrire, à compter, à se repérer dans l’espace et dans le temps, et 72.000 jeunes connaissaient de grandes difficultés à l’écrit.
Il existe donc un noyau dur de personnes en situation d’illettrisme, et un halo plus important de personnes en difficulté à l’écrit. Nous devons donc agir sur un “stock” d’adultes, appartenant aux générations moins formées, et sur un flux de jeunes, moins important.
Quels problèmes pose une telle proportion de personnes illettrées?
Historiquement, la lutte contre l’illettrisme s’est développée autour des problématiques d’exclusion sociale. La maîtrise des compétences de base est indispensable à l’autonomie et à l’émancipation de l’individu. L’existence d’une proportion forte de personnes illettrées pose des problèmes de cohésion sociale. L’enquête de l’OCDE pointe une corrélation entre la maîtrise de ces compétences de base et la probabilité d’être en bonne santé d’une part, et l’engagement citoyen (le vote, la participation à des associations) d’autre part.
L’enjeu économique, plus rarement évoqué, n’en est pas pour autant moins important. Pour l’instant, une personne illettrée sur deux occupe un emploi. Nous nous dirigeons vers une société de la connaissance, où la croissance proviendra surtout des métiers très qualifiés. On demandera à l’avenir aux salariés une plus grande mobilité professionnelle. Le numérique, les évolutions technologiques dans tous les métiers exigent également la maîtrise de la lecture et de l’écriture. Il est donc indispensable, pour qu’elles se maintiennent dans l’emploi, que les populations qui y sont sujettes sortent de l’illettrisme.
Quelles sont les pistes que vous proposez au Premier ministre pour améliorer la situation?
Les sphères de l’éducation et du monde du travail se sont déjà saisies du problème: elles proposent des actions de sensibilisation, de familiarisation précoce avec la lecture. Certaines branches professionnelles, notamment celles de la propreté, sont très actives, proposent des formations, car c’est, pour elle, un véritable enjeu de productivité. De plus, la prise en compte collective du problème rend plus efficace sa résolution.
Les “bonnes pratiques” existent, il s’agit maintenant d’avoir une politique publique plus volontariste: la France doit se fixer pour objectif la réduction de moitié de la proportion de personnes en situation d’illettrisme en dix ans, à savoir passer de 7% à 3,5%. Le renouvellement générationnel va de toute manière dans cette direction, mais la puissance publique doit se fixer des objectifs. Cela signifie qu’il va falloir former 740.000 adultes en dix ans, auxquels il faut ajouter le flux de 31.000 jeunes diagnostiqués lors de leur JDC [Journée défense et citoyenneté, NDLR].
Atteindre cet objectif nécessite de dépenser 50 millions d’euros de plus par an. Concrètement, il faut que ces personnes accèdent à leur droit à la formation, qu’elles disposent de dotations spécifiques: nous proposons qu’elles aient toutes le droit à 150 heures d’une formation qui pose les jalons de la sortie de l’illettrisme. Les jeunes sont déjà repérés, il reste donc à les orienter vers des structures telles que l’école de la seconde chance, etc. La détection des adultes illettrés est plus ardue: il faut mobiliser le monde des ressources humaines, mais aussi les syndicats et les représentants de salariés. Jusqu’ici, une des manières efficace de lutter contre l’illettrisme, en dehors du monde du travail, est la prise en charge par l’éducation nationale des parents d’élèves illettrés, qui ont pour motivation de suivre la scolarité de leur enfant.