Le Shokti doï de Danone, un laboratoire d’innovation sociale

En 2007, le premier pot de yaourt Shokti doï de Danone était vendu au Bangladesh.

Il y a dix ans était publié l’ouvrage fondateur de C.K Prahalad et Stuart L.Hart “Fortune at the bottom of the pyramid”. Ce dernier a popularisé l’idée selon laquelle les populations pauvres ne devaient pas être uniquement perçues comme des bénéficiaires mais comme autant de clients potentiels. Dans l’approche “BoP“, les entreprises ont tout à gagner à conquérir ce segment de marché. Le groupe Danone, leader de l’agroalimentaire français, a été l’une des premières multinationales à opérer ce changement de regard, en créant avec la banque de microcrédit Grameen Bank au Bangladesh un yaourt destiné aux populations les plus pauvres: le Shokti doï, “yaourt qui rend plus fort” en bengali.

Né de la rencontre entre Muhammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank et Franck Riboud, P-DG de Danone, le projet s’est fixé un défi ambitieux: améliorer la santé des enfants grâce à ce yaourt enrichi en micronutriments et combattre la pauvreté en stimulant l’emploi local. Et ce, avec un modèle économique viable et une activité respectueuse de l’environnement. Dans un pays où la chaîne du froid est souvent rompue en raison des coupures d’électricité et où Danone ne disposait pas d’activités commerciales préexistantes, le lancement d’un nouveau produit laitier était un pari risqué.

Celui-ci a pris la forme d’un social business, c’est-à-dire, selon la définition de Yunus, d’une entreprise visant un objectif social et qui fait le choix de réinvestir ses profits pour l’atteindre au lieu de verser des dividendes à ses actionnaires. En juillet 2014, sept ans après son lancement, à l’image de nombreux projets BoP, l’activité n’est pas encore rentable et nécessite un rééquilibrage permanent des paramètres économiques et sociaux.

Une joint-venture entre Danone et la Grameen bank

En 2006, les deux partenaires décident de former une joint-venture avec un capital initial de 700.000 euros (75.000.000 de takas): Grameen Danone foods limited(GDFL). Cette dernière commercialise le Shokti doï, yaourt élaboré sur les recommandations des nutritionnistes de l’ONG Gain, qui répond à 30% des besoins journaliers d’un enfant en vitamine A, fer, zinc et iode. GDFL implante son usine à Bogra, située à 200 kilomètres de la capitale Dacca. “Nous nous sommes volontairement établis dans une des régions les plus pauvres du pays, car c’est là où nous pensions avoir le plus d’impact“, explique Corinne Bazina, directrice de l’incubateur de social business Danone communities et directrice de GDFL, entre 2010 et 2014.

Un impact positif sur la santé

Pour évaluer les effets de ces yaourts enrichis sur la santé des enfants, Gain a mené avec l’université John Hopkins (Baltimore, Etats-Unis) une étude [vidéo] auprès de 600 écoliers âgés de 6 à 9 ans, entre 2008 et 2011. La moitié recevait quotidiennement un Shokti doï tandis que l’autre recevait un yaourt classique. Résultat, les enfants mangeant un yaourt enrichi par jour ont davantage grandi, et obtenu de meilleurs résultats à des tests de concentration ou de logique.

Mais cette amélioration de l’état de santé nécessite une prise quotidienne. “Nous savons que 300.000 enfants consomment deux à trois fois par semaine nos yaourts. Mais il y a 10 millions d’enfants qui sont en situation de déficience, cela représente beaucoup de travail si l’on veut avoir un véritable impact sur la santé“, concède Corinne Bazina. Afin d’atteindre un plus grand nombre d’enfants, GDFL a lancé, en mars 2014, le Shokti pocket, un yaourt à base de lait et de céréales qui se conserve hors du froid et dont le prix est de 6 takas (au lieu de 10 takas pour le Shokti doï classique). Une manière de cibler aussi davantage les plus pauvres.

Des produits accessibles

Car si ces yaourts ont bien le potentiel d’améliorer la santé à condition qu’ils soient consommés régulièrement, sont-ils vraiment accessibles à toutes les bourses? “Nos consommateurs gagnent moins de deux dollars par jour“, défend Corinne Bazina. Dans le monde, 2,4 milliards de personnes vivaient avec moins de 2 dollars par jour en 2010, d’après la Banque mondiale. Un nombre réduit à 1,22 milliard lorsque l’on recense uniquement les personnes vivant avec 1,25 dollar, seuil de “pauvreté extrême” selon l’institution internationale.

Atteindre des objectifs sociaux tout en étant rentable, c’est bien toute la difficulté de ce projet. En 2008, les prix du lait ont bondi de 100%. Pour rester viable, le conseil d’administration de GDFL a décidé d’augmenter de 5 à 8 takas le prix du Shokti doï entraînant ainsi un effondrement des ventes… Le “board” a donc dû faire machine arrière et a réduit la contenance du produit de 80 à 60 grammes, pour un prix de vente à 6 takas (en comparaison, le prix d’un œuf dans le pays est d’environ 10 takas). En parallèle, GDFL a développé sa présence dans la capitale, en vendant ses produits à des prix plus élevés pour financer son activité rurale. “Cette stratégie nous a donné le temps nécessaire à la recherche de solutions pour améliorer notre réseau rural“, poursuit-elle.

Des modes de distribution à inventer

Afin d’atteindre les populations les plus reculées, GDFL a dû mettre en place son propre système de distribution au Bangladesh. Elle a donc recruté des femmes pour vendre en porte-à-porte les yaourts transportés dans un sac isotherme. Appelés “Grameen ladies”, ces dernières sont rémunérées à la commission. Mais l’entreprise faisait face à un important “turnover” de la part des employés de GDFL chargés de livrer ces “ladies” et de récupérer l’argent des ventes. Ces derniers ayant connu
une ascension sociale vers la ville, ils vivaient mal le fait d’être renvoyés à la campagne. Et les produits de la vente avaient une fâcheuse tendance à s’évaporer dans la nature.

GDFL a donc décidé en 2011 de confier cette responsabilité à des travailleurs traditionnellement employés à la journée dans les campagnes. “Nous leur avons donné un uniforme, une carte d’identité et un salaire mensuel. Étant donné qu’ils sont issus des mêmes communautés que les ‘ladies’, nous n’avons plus de problème d’argent qui disparaît. Et les employés issus de la ville y gagnent car ils restent à Bogra et supervisent une équipe“, détaille Corinne Bazina.

Un approvisionnement en circuits courts

Améliorer le sort des populations de la région de Bogra figurait parmi les objectifs de la joint-venture. Afin de rendre son business le plus inclusif possible, GDFL a fait le choix d’un approvisionnement en circuits courts.

La laiterie se fournit donc auprès de petits fermiers situés dans un rayon de 40 kilomètres autour de l’usine. “Dans la région, les fermiers cultivent du riz pour nourrir leur famille. Nous leur avons demandé d’être éleveurs, c’est-à-dire de planter de l’herbe pour nourrir les vaches, qui vont produire du lait destiné à être vendu. C’est un changement de comportement total“, raconte Corinne Bazina.

En contrepartie, les 400 fermiers sont assurés de vendre quotidiennement leur lait et gagnent du temps puisque ce dernier est collecté directement par GDFL. Grâce aux conseils des vétérinaires missionnés par l’entreprise, la productivité par vache a aussi augmenté de 25%.

Une autonomisation des femmes

Côté distribution, le sort des “Grameen ladies” s’est-il amélioré? Là aussi, la réponse est nuancée. “Nous avons surtout un impact sur l’autonomie des femmes. En vendant les yaourts, elles forment un petit pécule qui leur donne plus de poids dans les décisions du foyer“. Au nombre de 800, les “Grameen ladies” gagnent en effet un revenu de 15 euros par mois. “Nous avons beaucoup tâtonné sur la manière de les rémunérer et de les fidéliser. Mais nous nous sommes aperçus que les femmes avaient énormément de contraintes dans leur foyer et qu’elles préféraient donc exercer une activité complémentaire. Désormais, nous avons un bon taux de rétention et la plupart distribuent nos produits depuis 3 ans“, précise-t-elle.

Un exemple révélateur de la difficulté du BoP. Pour atteindre les populations de la base de la pyramide, tout doit être repensé, de la distribution au “sourcing”, en passant par l’approvisionnement. Retardé par 100 jours de grèves en 2013, le projet devrait être rentable d’ici deux ans, selon GDFL. Le chiffre d’affaires croît de 25% en moyenne par an, atteignant en 2013 les 2 millions d’euros.

Afin de financer le projet Shokti doï, Danone a créé Danone communities, un fonds de 70 millions d’euros, dont 7 millions sont investis dans les dix projets de social business du Groupe. Et les employés sont les premiers à soutenir la démarche. En juillet 2014, un tiers des salariés de Danone en France ont investi une partie de leur intéressement dans le fonds. C’est ça aussi, la “base” de la pyramide.